
BARS ET DAURADES ROYALES DE LA CÔTE D'AZUR

L’équipe de pêche est partie, comme Cendrillon, aux douze coups de minuit. Cinq hommes bardés de lampes frontales, d’un pantalon de ciré jaune et d’un gilet de sauvetage ont pris la mer sur leur bateau à moteur pour pêcher les poissons commandés quelques heures plus tôt : des bars et des daurades royales, que la ferme élève dans la sublime baie qui se déploie devant eux.
Iles de Lérins, Golfe Juan, baie de Cannes… des noms qui font rêver, où croissent paisiblement dans des conditions idéales, en zone classée Natura 2000, ces poissons élevés avec passion. Cette nuit, c’est au plus près que les hommes iront les pêcher, dans le train de cages - sorte de ponton flottant - arrimé à 200 m du quai.
Ils se lancent dans la dernière expédition de la matinée, sous la houlette du capitaine de pêche, Sidi. Ce beau mahorais aux tresses noires pilote son bateau avec la prestance d’un corsaire. Il est né les pieds dans l’eau, sur la petite Côte de Mayotte, où la ferme s’est autrefois implantée. De ce temps demeurent les liens tissés avec des pêcheurs du pays qui forment une partie des équipes. Sidi aime le travail nocturne au grand air, la beauté des levers de soleil sur la scène de pêche, cette manière physique de capturer le poisson qui mobilise le corps entier.
Un ballet silencieux entre ciel, mer… et prédateurs volants

Sur la mer calme, le bateau progresse doucement. On ne l'entend presque pas. Deux dauphins passent. Un chemin de lumière se trace sur l'eau et conduit jusqu'aux cages. Aujourd’hui, tout n'est que calme, douceur et harmonie.
Lorsque le bateau rouge et noir accoste sur le train de cages, quelques mouettes s’envolent. L’élevage se trouve sur un couloir migratoire entre Afrique et Europe du Nord et représente pour les oiseaux itinérants un séduisant point de ravitaillement. A ces passagers du vent s’ajoutent des colonies sédentaires de cormorans, de mouettes et de goélands qui convoitent l’installation et se font une gourmandise des jeunes alevins arrivés au printemps. Ces volatiles, si charmants aux yeux des touristes, sont pour les pêcheurs de redoutables prédateurs. Une arme pacifique leur est opposée : les filets ! Mais les cormorans, particulièrement intelligents, usent de techniques redoutables : ils essaient de se glisser sous ces protections pour tenter de piocher dans ce merveilleux garde-manger. Plus redoutables encore, ils joignent parfois leurs forces et se posent à une dizaine pour faire poids sur le filet qui s’abaisse. Ils accèdent ainsi à l’eau et aux alevins et n’ont plus qu’à passer le bec à travers les mailles. Une vigilance quotidienne est donc indispensable, sur et sous l’eau ! Les dômes qui soulèvent le pare-oiseaux au milieu de chaque cage visent à évincer ce piège, et favorisent le passage de l’oxygène malgré les filets.
La pêche à la senne : un art rare et exigeant

L’une des cages a été sélectionnée pour la taille de ses bars. Ils jeûnent depuis hier. Autour, les pêcheurs s’affairent. Sidi coordonne presque sans mot, d’un regard, d’un signe à peine ébauché. Les pêcheurs ôtent le pare-oiseaux et s’adonnent au rituel de pêche ancestral : la pêche à la senne, qui a donné son nom au filet qu’ils déploient. Ils laissent couler ce filet lesté de plombs, l’étendent sur toute la surface de la cage, manœuvrant pour laisser la quantité de poisson voulue passer au-dessus. La coordination est impressionnante, le silence poignant. Les mots sont inutiles, chacun connaît sa mission, saisit le temps d’agir.
Dès que le volume pêché attendu est atteint, les pêcheurs, l’œil alerte, le geste vif et précis, rabattent l’extrémité lointaine de la senne pour former une poche et encercler les poissons. C’est le seul moment d’agitation, il faut agir vite pour ne pas les stresser. Puis deux pêcheurs plongent un salabre – une grande épuisette cerclée – pour puiser les captifs, et le remontent à bout de bras.
Dans le bassin voisin, à travers l'eau transparente, les daurades semblent bleutées. Arborant une barre jaune vif sur le front en guise de couronne, attribut qui leur vaut le nom de « royale », une dorure autour des branchies, une teinte rosée sur les flancs, les écaillés vertébrés ondulent paisiblement. L'air est calme, la mer d'huile, le ciel grisé, le soleil tente une timide percée.
De la mer au port, l’exigence de la fraîcheur !

Au salabre, les hommes se relaient. Ils cloueraient au pilori les virtuoses de la gonflette, tant soulever un filet empli de 30 kg de poissons à bout de bras s’avère physique. Cette pêche manuelle n’existe que dans quelques fermes dans ce secteur français de la Méditerranée. Chaque salabre empli pèse entre 20 et 30 kg. Leur contenu est déversé dans un bac glacé déposé la veille sur le bateau. En 15 à 20 secondes les poissons sont endormis. Dans la matinée, ils seront expédiés frais, sans être jamais congelés.
Les rayons apportent sur la scène une lumière rosée. Dans l'air flottent des odeurs de grand large, de poissons frais. Sur l'eau transparente s'active l'équipage. Entre les hommes, une complicité taiseuse. Calmes, efficaces, la force tranquille du marin. Aujourd’hui la mer est d’huile, mais ils doivent parfois pêcher dans des creux d’un mètre à un mètre cinquante. Heureusement la baie limite la houle. Chaque train de cages étant exposé différemment, les pêcheurs disposent toujours d’un lieu à l’abri d’un vent dominant. Vents et courants apportent à l’eau l’oxygène nécessaire à l’élevage. Enfin la température de la mer est idéale. Les poissons croissent dans les eaux de plus de 19 degrés. Ils ne grossissent donc qu’à la belle saison. 3 ans de lent développement offrent un poisson musclé, très peu gras, riche en oméga 3, à la chair succulente.
La scène finie, le pare-oiseaux est rapidement remis en place. Car les attaques aériennes menacent. La ferme joue le rôle de dispositif de concentration de poissons (DCP) : la vie attire la vie, et autour de l’élevage, tout un écosystème se crée. Trois énormes thons rouges ont été aperçus ces derniers jours sous les cages. Pendant la pêche, souvent les dauphins s’approchent.
Un circuit court pensé pour une qualité optimale

Les trois bacs remplis, il faut 5 mn au bateau pour accoster dans la calanque. C’est là que se trouvent l’entreprise et son unité de mareyage, à la Batterie, un étrange bâtiment posé sur des rochers surmontés des murs en grosses pierres d'une forteresse angulaire. C’est un ancien bunker allemand construit pendant la Seconde Guerre mondiale, doté d’un gros réseau souterrain. M. Charvoz, ancien militaire, avait obtenu la concession pour y créer cette ferme de bars et daurades méditerranéens. C’était il y a 35 ans, avant qu’apparaissent les élevages de poissons grecs et turcs.
Les équipiers débarquent les salabres. Lorsque commence le jour, s’achève leur journée. Ils ont commencé à minuit et demi, il est 8h30. Lorsqu’ils finissent plus tôt, ils aident les équipes de l’unité de mareyage à contrôler le poisson, à le glacer, à le pinser et à l’emballer pour l’expédier avant 10h du matin. Avec un atelier au bord de l’eau, entre la pêche et l’envoi on ne peut faire plus rapide !
Passion, savoir-faire et intelligence artificielle au service du vivant

Lorsque le travail de Sidi s’achève, commence celui de Richard Miellot. Le chef des pêcheurs cède la barre au chef des plongeurs. Richard a un physique d'alpiniste. Filiforme, buriné par le soleil, les bras noueux, le regard vert très clair, le bon sourire de l'homme vrai. On l'implanterait à Chamonix, qu’il ne dénoterait pas. Il a fait l'école nationale des scaphandriers qui forme les plongeurs professionnels, puis son service militaire dans une baie de Mayotte pour aider les Mahorais à élever les poissons. Il exerce son métier depuis 25 ans dans la ferme aquacole dont il est un pilier. Un quart de siècle ! Pour veiller sur l’élevage, il plonge autour des cages. Il a réalisé 2500 sorties en apnée l’an dernier, et 273 plongées profondes. Tous les plongeurs de la ferme sont, comme lui, formés pour travailler 30 à 50 m sous l'eau afin d’entretenir les corps morts qui tiennent les bouts sous les cages.
Le bateau reprend la mer, barré par Richard. La charge des équipes de jour est vaste : nourrir les poissons, vérifier les cages et la santé de leurs habitants. Comme l’entreprise n’utilise aucun produit antifouling pour empêcher le développement de moules et d’algues, il faut nettoyer les filets et souvent les remplacer.
« L’aquaculture, c’est mon diplôme, mais aussi ma passion. Pour bien la pratiquer, j'ai dû aller voir comment se portait le poisson. J’ai donc ajouté la plongée. Et maintenant, je gère avec une équipe de 5 personnes tous les travaux sous-marins : changement de filets, amarrage des cages... »
Nouvelle aide précieuse, l’IA s’est invitée dans l'élevage et joue les boules de cristal. Elle sert d’outil prédictif grâce à des sondes placées dans les cages et à une caméra immergée à 3 m sous l'eau qui saisit jusqu'à 30 000 images par jour.
Elle permet d'identifier les chutes en oxygène, de déterminer la quantité de granulés nécessaire pour nourrir les poissons, leurs poids moyens...
Une qualité de poisson inégalée, née du soin et de la nature

L’équipe a mis pied sur le ponton d’élevage. A son approche, les bars s'agitent, soit émotifs, soit gourmands, pensant l'heure du déjeuner proche. Et ils ont raison ! Les bars et daurades sont nourris plusieurs fois par jour. La ration d’aliments distribuée dépend de la température de l'eau, et bien sûr de leur âge. Les alevins mangent 5 à 6 fois dans la journée. Ils sont achetés à des écloseries françaises, à Frontignan ou Gravelines, assez grands pour être directement mis en mer. C’est d’ailleurs souvent par la voie des eaux qu’ils arrivent, transportés par thonier jusqu’à leur nouveau lieu de vie. Ils seront séparés au fil de leur croissance, avec des filets passant peu à peu de 5 à 20 mm.
Les cages de très faible densité, d’une quinzaine de kg de poissons au m3, sont constituées de filets souples. La ferme modifie peu à peu ces structures quadrangulaires pour des rondes. Opérons en effet un soupçon de géométrie. Les poissons nagent de façon circulaire. Dans un habitat carré, ils n’utilisent pas les angles et perdent donc 25% de l’espace. S’ils occupent des cages rondes, ils disposeront de 25% de surface en plus. CQFD !
Les hommes se répartissent le labeur. Le brun Julien se charge des alevins. D’un coup de main sec, il lance en éventail le grain, le distribuant sur toute la surface de l’eau pour éviter le monopole des plus costauds. En grandissant, les petits poissons prendront des réflexes de ban et tourneront en rond. Julien réduira alors la zone de distribution. L’opération forme une jolie musique : le son des grains qui fendent l’air, celui de la traversée du filet, enfin le frémissement de l’eau agitée par les alevins qui se jettent sur l’aliment, éclaboussant les alentours. Une valse à trois temps. Puis tout s’apaise. Seul demeure le clapotis de l’eau sur les filets.
Une passion incarnée, du fond de la mer à l’assiette

D’une traçabilité totale, issue en grande part des sous-produits de la pêche (les restes des poissons vendus au filet), garantie sans OGM et fournie par des organismes certifiés, la nourriture est l’objet d’une grande exigence. Et bien sûr l’antibiotique est proscrit, sauf en mode curatif si nécessaire ! S’ajoutent à cela des contrôles qualité drastiques. Des moules et des flacons échantillons d’eau sont régulièrement prélevés pour analyse.
« La ferme a été créée en 1988 par un grand plongeur cannois, qui travaillait avec Cousteau. Il savait ce qu’il faisait ! explique Richard. Ici, tout est réuni. Quand on a un endroit idéal, la nourriture idéale, un savoir-faire idéal, et qu’on prend le temps avec beaucoup d’amour, un bon poisson se fait naturellement. Tout ça mis bout à bout fait que ce poisson sera imbattable dans une assiette ! Proche du poisson sauvage ! » se réjouit Richard, les yeux brillants d’enthousiasme.
Devant lui, les jeunes bars fusiformes se faufilent, changeant selon la lumière du jour. Aujourd'hui, ils forment une souple traînée piquetée de points d'or oscillant entre gris, bleus et jaunes. On les dirait constellés de petites pépites. De nature carnivore, le bar est prédateur de poissons. « Une fois je les ai vus s’agiter, je me suis demandé s’il y avait un problème, raconte Richard. C’était juste un banc d'anchois qui passait. Une aubaine ! » La daurade, elle, fouille dans le sable et se nourrit de crustacés, de coquillages et de vers.
Aux deux espèces, cette croissance lente donne une chair peu grasse et savoureuse. Tendre et fondante, la daurade a de franches saveurs marines. Le bar offre quant à lui une chair généreuse, ferme et dense, à la subtile saveur iodée. Ils sont si délicieux que Richard les mange souvent crus, déclinant ceviche, sushi, tartare ou carpaccio. « Pour moi, l'élevage, c'est entendre une personne qui déguste nos poissons dire : « Waouh, que c'est bon ! » C'est le travail de plein de gars qui se retrouve dans une assiette. Cette aventure humaine, elle vaut tout pour moi ! »
Le chef d’équipe plongée est parti pour sa 274e plongée de l’année. Sur le plancher du train de cages, de nombreux petits amas de noyaux indiquent le passage des oiseaux fructivores. Sous l’eau, on distingue une traînée de bulles et la silhouette sombre d’un amoureux parti à la rencontre des objets de sa passion. « Avec le poisson, j'ai réussi à tout réunir ! C'était, je pense, ma route, ma destinée, et je le ferai jusqu'au bout. Jusqu'au bout ! »