LES GAMBAS BLEUES DES LAGONS DE NOUVELLE-CALÉDONIE
Son nom est si joli qu’on hésiterait à la croquer. Gamba bleue. Un vocable qui sonne comme une œuvre d’art. Dame Nature a accordé à cette espèce une couleur d’un azur parfois si intense que les plus beaux papillons la jalouseraient si elle leur disputait les cieux. Heureusement, c’est aux abords des lagons que la fascinante gamba bleue prospère. Originaire des côtes mexicaines de la mer de Cortès, appelée aussi Golfe de Californie, elle est péchée ordinairement à l’état sauvage. Mais l’Ifremer, Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer, intéressé par cette étonnante variété aux reflets bleu-gris, l’a implantée en Polynésie française et en Nouvelle-Calédonie. Dans cette dernière, ce fut un succès. C’est le seul endroit au monde où ces crevettes, élevées de façon artisanale, prospèrent assez pour conquérir les meilleures tables des autres continents.
Les mangroves qui bordent la côte canaque offrent des conditions idéales. Vu du ciel, le panachage est fascinant. Le littoral bordé de lagons bleus se transforme peu à peu en mangroves vertes que la mer abreuve. A marée haute, cette dernière recouvre les palétuviers. A marée basse, la mer repart vers le large, dénudant les troncs bruns et leur feuillage émeraude. Les terres en lisière de mangrove, qu’elle imprègne de son sel sans les arroser assez pour permettre la pousse de plantes, demeurent stériles. Ces zones se nomment les tannes. Yann Arthus-Bertrand les a rendues célèbres avec son livre La Terre vue du ciel, dont la couverture affiche un tanne, cœur de sable cerclé de vert tendre, émergé de la mangrove luxuriante.
Des fermes aquacoles aux pratiques d'élevage artisanales ont été édifiées sur ces terres. Des bassins d’eau d’un mètre de hauteur, emplis d’eau de mer riche en plancton, permettent l’élevage des crevettes, qui raffolent farfouiller dans le sol sableux et donnent à l’eau cette couleur brune, achevant la transformation du paysage du bleu au vert et du vert au brun. De la mer à la terre.
Ces gambas tant prisées ont pour première destination le Japon, dont les exigences en termes de qualité, de goût et de fraîcheur sont sans égales.
Car ces gambas sont carnivores et cherchent dans cette terre larves et vers pour agrémenter leur ordinaire. C’est justement cet apport de protéines qui leur donne leurs qualités gustatives, dont beaucoup de grands chef cuisiniers sont friands. L’élevage rend leur chair plus goûteuse. Nourries d'aliments fabriqués localement à partir de protéines d’animaux de mer, elles y puisent leur goût. Parallèlement, plus d’un tiers de leur alimentation provient de protéines végétales. Mais on ne force pas ces demoiselles. Comme des enfants capricieuses, lorsqu’elles ont absorbé le quota végétal qu’elles estiment suffisant, elles font une grève partielle de la faim. Les élevages travaillent actuellement à transformer une part des protéines de la mer qui leur sont nécessaires en protéines d’insectes, avec toute la prudence requise pour sauvegarder les exceptionnelles qualités organoleptiques de ce produit d’exception. Car ces gambas tant prisées ont pour première destination le Japon, dont les exigences en termes de qualité, de goût et de fraîcheur sont sans égales. La gamba bleue a d’ailleurs obtenu le statut de sashimi grade, le César des produits de la mer, attribué à ceux dont la qualité est telle qu’ils peuvent être consommés crus.
L’une des caractéristiques fascinantes de l’animal réside dans sa couleur. Les pigments bleutés de sa carapace transparente sont relevés sur son thorax d’un croissant orangé. Telle un caméléon, la gamba bleue prend par mimétisme la couleur de l’eau dans laquelle elle évolue. Dans un bassin à fond bleu, ses pigments deviendront plus éclatants. Ce bleu des cieux disparaîtra à la cuisson pour laisser place au rosé du couchant.
La densité est cinq fois moindre que dans un élevage classique.
La reproduction de ces crevettes est naturelle mais conduite par la main de l’homme. Car Dame Nature, qui les fit belles, ne leur accorda qu’un taux de fécondation bien faible. Lorsque les femelles commencent à pondre, la semence des mâles est prélevée manuellement d’une petite poche que l’on racle sans les faire souffrir, et déposée sur l’orifice de la femelle duquel sortent les œufs. Ainsi tous sont fécondés. Un véritable travail de fourmi. Chaque femelle produit une immense quantité d’œufs et lance 4 ou 5 pontes successives à 24h d’intervalle. Ce travail sur une centaine de crevettes suffira à renouveler tout le parc aquacole de la SOPAC (Société des Producteurs Aquacoles Calédoniens), chargée du développement de la filière locale. Trois écloseries de quelques centaines de géniteurs produisent des millions de post-larves évoluant de façon poétique de l’œuf aux stades de Nauplius, Zoé, Mysis, post-larve, avant d’atteindre l’âge adulte.
Les post-larves sont lâchées dans les bassins à fond naturel où elles grandissent paisiblement à l’abri des prédateurs. La densité est cinq fois moindre que dans un élevage classique. Le bénéfice : moins de risques de maladie et d’agressivité, aucun usage d’antibiotiques. Le rendement est bien inférieur, mais quelle qualité !
En élevage, les crevettes sont pêchées à quatre semaines. Ici, on les laisse grandir 5 ou 6 mois. Lorsque le temps est venu, en pleine nuit, sous la lueur des projecteurs, les trappes sont ouvertes en contre-bas des bassins. L’eau s’écoule, traverse la digue, part vers la mangrove qu’elle nourrit, la rendant particulièrement luxuriante, puis vers les lagons. Les crevettes arrivent sur la table de tri. 4 ou 5 paires de mains agiles chassent les intrus tels que les crabes, qui trouvaient le gîte et le couvert fort agréables en ces piscines. Le tri fait, les crevettes sont collectées dans des nasses et plongées dans des bassins d’eau glacée salée, puis dans des bacs emplis de glace. Vers minuit, elles partiront par camion de la ferme à l’atelier de surgélation qui commence son travail à 5h du matin. Là, elles seront classées par qualité, triées et congelées, le tout en 8h. A midi arrive la deuxième pêche, traitée en fin de journée.
La Nouvelle-Calédonie a lancé une politique de rééquilibrage de l’emploi. Les fermes aquacoles couvrent en chapelet la façade Ouest du pays, du nord au sud. L’atelier de surgélation a été installé à Koné, au nord, à 300 km de Nouméa, afin de créer de l’emploi dans cette région et de permettre aux populations autochtones de demeurer sur leurs terres. Les emplois de l’atelier sont donc assurés par les membres des tribus canaques, en majorité par des femmes.
Elle doit à sa composition riche en acides aminés sa douceur et son goût légèrement sucré. Sa chair ferme et fondante s’agrémente d’une touche légèrement iodée.
La SOPAC a veillé à ce que leur calendrier traditionnel converge avec celui de la pêche. De janvier à juillet elles travaillent à l’usine. Puis commence la période des traditions. Celle de la cueillette de l’igname, tubercule local, qu’elles plantent en décembre et cueillent à l’été. Il sera utilisé pour les rituels, cadeau indispensable pendant la période des mariages, qui court jusqu’à septembre. « Notre activité se fond au rythme de la vie familiale et tribale des mélanésiens, explique Pascal Lepitre, directeur de la SOPAC. Ils sont en CDI avec un temps de travail compressé sur 7 mois et un versement de salaire lissé sur 12. Ils bénéficient d’autres avantages, tels qu’un 13e mois et des intéressements. Le salaire des femmes est versé sur leur compte bancaire personnel. Les employés sont donc très fidèles. Parfois lorsque la mère est fatiguée, elle envoie sa fille pour la remplacer. Cela permet de la souplesse... et en demande ! Nous sommes coutumiers des contrats de travail rapidement établis ! » Cette logique de rééquilibrage de l’emploi permet donc aux populations mélanésiennes de rester dans leur région, et aux femmes de s’émanciper tout en vivant leurs traditions.
La SOPAC tient à la fois de la coopérative et du kibboutz. Son seul objectif est de valoriser la production afin d’améliorer la rémunération des aquaculteurs, détenteurs d’un tiers des parts de la société. Les actionnaires n’ont volontairement pas touché de dividendes depuis 25 ans.
Concernant la gamba, un bureau de certification contrôle le respect des exigences du label de qualité à chaque étape, de la fabrication des aliments par les provendiers à la surgélation, en passant par l’écloserie, l’élevage et la pêche. Régulièrement, des dégustateurs testent les qualités organoleptiques de cette gamba bleue de Nouvelle-Calédonie. Elle doit à sa composition riche en acides aminés sa douceur et son goût légèrement sucré. Sa chair ferme et fondante s’agrémente d’une touche légèrement iodée. Prisée des grands chefs, elle se suffit à elle-même et peut être dégustée bouillie, grillée, ou simplement crue, en sashimi.
« Les Français cuisent les crevettes trop longtemps, alerte Pascal Lepitre. L’idéal est de les plonger dans l’eau bouillante deux ou trois minutes et de les sortir dès qu’elles deviennent roses afin qu’elles conservent leur texture et leur côté doux et sucré. C’est pitié de disposer d’un tel produit et de le faire bouillir 10 mn comme un œuf dur ! Il faut la déguster crue et seule. Cru, un produit ne ment pas ! »