SAINT-NECTAIRE LAITIER DES MONTS D'AUVERGNE

La nuit noire est constellée d’étoiles. Une demi-lune puissante éclaire la ferme. Comme l’étoile du Berger montrant le chemin aux Rois Mages, la Grand Ourse dressée au-dessus de l’étable semble pointer le lieu de la traite. Christian et Romain sont déjà à pied d’œuvre. Le père et le fils, levés à 5h, ont plongé de leur lit à la ferme sans passer par la case petit déjeuner. Trois veaux sont nés la veille. Leurs mères les protègent farouchement. Les petits, graciles, appréhendent couchés dans le foin les premiers contours de leur vie toute nouvelle. Dans la salle de traite, les vaches font déjà la queue pour donner leur lait. Christian et Romain se pressent : tout n’est pas encore en place, ces dames ont de l’avance. Elles viennent d’elles-mêmes deux fois par jour se faire traire, les plus jeunes entraînées par les plus anciennes. Bien que la salle fraîchement refaite égratigne leurs habitudes, elles attendent calmes et sereines. Il faut dire qu’une récompense faite de blé, de maïs, de betterave et de luzerne agrémentera l’instant !
Les seaux sont prêts, les hommes aussi. La plateforme sur laquelle les ruminantes prennent place commence à tourner. Les bêtes entrent une à une dans un compartiment qui se clôt derrière elle. Les granules tombent, mobilisant leur attention. Romain, en contrebas, lave méticuleusement les pis d’un chiffon mouillé, les stimulant en vue de la traite. Puis il les enduit de désinfectant. La collecte est lancée, le numéro de collier et la quantité tirée s’affichent sur un petit écran. La plateforme tourne doucement et s’emplit à mesure.
« Viens Rita, viens ! » Quoique visibles par leur seul quart arrière, les bêtes sont reconnues par les deux éleveurs. La plupart des vaches fournissent leur lait pendant 7 à 8 ans. Romain a ses favorites. « Il y en a une qui avait 14 ans. Elle s’appelait Fine. Elle est partie il y a un mois, elle avait des problèmes de pieds. Je l’ai gardée le plus longtemps possible, je n’avais pas envie de m’en séparer. Elle est née quand je me suis installé, il y a 14 ans. On a fait un bon bout de chemin ensemble. C’était un peu ma mascotte… »
L'AOP Saint-Nectaire est l'une des plus petites aires d'appellation d'Europe.

Christian, lui, a commencé il y a 34 ans, avec son père. Qui avait commencé avec son père… qui avait commencé avec le sien. 4 générations se sont ainsi succédé à la tête de la ferme. « Nous étions contents que Romain reprenne ! Mes grands-parents faisaient la traite à la main et le fromage à la maison. Enfant, je me souviens que ma mère le fabriquait dans la cuisine, à côté de ma sœur qui gazouillait dans sa chaise de bébé. Les gens venaient acheter le fromage chez nous. C’était familial et convivial ! »
Et pour cause ! Le Saint-Nectaire est apparu naturellement dans la région, il y a plusieurs siècles. L’hiver rigoureux ne permettait pas de se déplacer pour vendre le lait de la traite. Il fallait le conserver jusqu’à ce que les chemins soient empruntables. Les fermiers l’ont salé pour le conserver, puis ont fabriqué du fromage, et sont partis à la fin des frimas sur les chemins enfin déneigés, besace au dos emplie de 4 ou 5 fromages, les vendre au marché du village. La tradition est devenue appellation en 1955 et couvre aujourd’hui 69 communes situés majoritairement dans le Puy de Dôme, et, pour 19 d’entre elles, dans le Cantal. Toutes sont juchées entre 700 et 1500 m d’altitude, sur un sol volcanique très fertile. Située au cœur du parc naturel régional des volcans d’Auvergne, l’AOP Saint-Nectaire est l’une des plus petites aires d’appellation d’Europe.
Un minimum de 160 jours de pâturage annuel est requis pour que le lait bénéficie de l’AOP.

« Tiens ma grande ! lance Christian. Il avertit la bête avant de l’essuyer pour ne pas la surprendre. Toutes de race Montbéliarde, ses vaches allient rusticité, haute taille et une bonne production laitière, autour de 24 litres journaliers en deux traites. Leur belle tête tendue au-dessus du pourvoyeur d’aliments, oreilles perpendiculaires, œil observateur, pattes courtes, corps massif, poil dru, et la tête toujours blanche, surmontée d’un toupet, le naseau humide d’un tendre rose anglais, les vaches, cornues ou non, arborent une tranquille placidité. Elles font leur devoir et savent bien que dans un moment elles gagneront les vertes prairies des monts d’Auvergne, autour de la chaîne du Sancy, des parcelles riches de trèfle, de raigras, de dactile, sainfoin, plantin et de fleurs des champs. Gentianes, violettes, pissenlits, marguerites et boutons d’or abondent, contribuant à donner au lait local ce parfum du terroir auvergnat, et au Saint-Nectaire son goût inimitable. Lors d’un concours organisé par l’AOP, 60 espèces avaient été répertoriées sur une des parcelles familiales. « C’est l’herbe qui fait le terroir ! » appuie Romain. Un minimum de 160 jours de pâturage annuel est requis pour que le lait bénéficie de l’AOP. La chose est aisée car la ferme, qui détient la certification Haute valeur environnementale, est nichée en pleine nature, à Chastreix, au pied de la réserve nationale de Chastreix-Sancy (Puy-de-Dôme).
Une fois traites, les bêtes regagnent une à une l’étable où les attend une bonne brassée de foin de l’été. Les moineaux pépient à qui mieux-mieux, les hirondelles sont reparties. Les clarines au son vif et clair leur répondent. Elles ornent le cou des génisses qui ne sont pas en lactation. « Lorsqu’elles sont aux estives, explique Romain, cela permet de les localiser donc de ne pas marcher pour rien. Et puis c’est joli ! »
Une ribambelle de têtes s’active dans le foin. Elles le poussent du museau, happent, redressent la tête pour mâcher, la replongent, en un incessant ballet. Elles ruminent sans bruit, poliment. Seul le bruit des cornadies qu’elles frôlent en bougeant animent leur silencieux repas. Ce système de barres permet de les immobiliser lorsqu’il faut les tondre pour l’hiver ou les soigner.
De mai à novembre, les vaches paissent en plein air. La traite achevée, la ribambelle prend le chemin des prés.

De mai à novembre, les vaches paissent en plein air. La traite achevée, la ribambelle prend le chemin des prés. Romain les rejoint à grands pas, son patois auvergnat sonne dans les vallons d’herbe grasse blanchis par la rosée du matin. « Ptiot, vey vey vey ! Petit, viens ! » Saturne avance en tête, c’est la meneuse. Les futaies d’épicéas, sur les reliefs, dressent leurs longues tiges droites surmontées d’un intense faisceau vert, flèche pointée vers le ciel. A leurs pieds, de gros buissons, des sous-bois de feuillus, et derrière… on dirait la mer : c’est la brume bleutée, que chevauche un fin nuage rosé. Il habille tout l’horizon ouest. De grandes étendues de prés tapissent le Sancy jusqu’en ses sommets. Le jour point mais la lune est toujours là, au zénith, exposant sa lumineuse moitié. Quelques maisons ont été essaimées sur les reliefs, entre champs et bosquets. Parmi elles, celle de Romain, dont les vaches sortent encore, petites taches colorées dans la prairie.
Derrière la colline, un nuage solitaire surgissant du bois porte l’intensité du soleil prêt à poindre. Il monte et descend et la lumière suit, comme si l’astre hésitait à commencer sa journée et partait se recoucher. Pudique, sans geste inutile, Romain arpente le pré, mains dans les poches, l’œil observateur. Elles sont belles, ses bêtes ! L’astre du jour finit par émerger vraiment. Il colore collines et prairies à mesure qu’il grimpe. Il souligne les reliefs de la chaîne du Sancy, finit par caresser les vaches dont la robe s’illumine peu à peu, puis irise jusqu’au sol, faisant des perles de rosée autant de minuscules soleils. La prairie est maintenant un tapis de lumière sur lequel les vaches se tiennent immobiles, baignées dans la chaleur naissante.
Le lait cru collecté suit un cheminement qui durera au minimum 29 jours : une préparation méticuleuse et un affinage de plus de quatre semaines.

Pendant ce temps, le lait cru collecté arrive à la fromagerie de Lanobre, dans le Cantal voisin, et suit un cheminement qui durera au minimum 29 jours : une préparation méticuleuse et un affinage de plus de quatre semaines sous l’œil passionné et vigilant de Sylvain, ingénieur en génie biologique. Le fromager met tout son soin à assurer la régularité du goût de son Saint-Nectaire. Du début à la fin de la longue chaîne commencée à la ferme, l’Interprofession du Saint-Nectaire (ISN) contrôle le respect du cahier des charges de l’appellation.
Le chemin du lait commence avec une pasteurisation rapide. L’intérêt : la maîtrise de sa qualité et l’élaboration d’un fromage que tous peuvent manger, y compris les femmes enceinte et les enfants en bas âge. Transféré dans des cuves de fabrication, le lait est ensemencé, puis emprésuré selon un processus ancestral par des enzymes provenant de la caillette du veau. En 20 mn, il passe de l’état liquide à l’état solide et prend l’apparence d’un flan doux et dense. Ce caillage est ensuite tranché et réduit en petits grains de la taille d’une noisette. Ces grains sont rincés, c’est le délactosage. Envoyé dans le bac de pré-pressage, le caillé est compressé jusqu’à former un gros bloc rectangulaire appelé gâteau de pressage, d’1,50m de large sur 5m de long. Ce bloc est coupé en longueur et en largeur pour obtenir des pains de caillé, cubes blancs qui entreront exactement dans des moules circulaires. Tandis que deux ouvriers placent les pains dans ces blocs-moules, deux autres alimentent le chariot en récipients. Un 5e déplace la table une fois emplie pour aller placer les blocs sous presse. Pendant 2h30, la pression montera jusqu’à 3 bars et chassera tout le liquide superflu. Le rythme est soutenu. Les gars se montrent dynamiques et enjoués, efficaces mais prodigues en boutades. « Il faut beaucoup d’endurance et de force, exprime leur chef avec admiration. « Les meilleurs moments que je passe, c’est avec eux. C’est là où le travail est le plus physique qu’on trouve le plus de cohésion. »
Les soins donnés pendant l’affinage développent la croûte fleurie et les arômes du Saint-Nectaire.

Puis les fromages sont démoulés et empilés dans des palettes qui tremperont dans un grand bac de saumure pendant 4h. « Nous sommes sur un produit vivant ! La moindre variation entraîne des conséquences énormes. L’ensemble du processus est millimétré ! » Envoyé ensuite dans un hâloir, le fromage s’égoutte et sèche pendant 48h. Puis il est déplacé dans la salle de soins où il est frotté à la brosse trempée d’eau salée. Ce massage énergique remplit un double objectif : saler le fromage et lui préparer une belle croûte. Il passera ensuite 28 jours en cave d’affinage, posé sur des cadres s’élevant jusqu’au plafond. Des soins ponctueront cette maturation : retournements, frottage à la main et lavages à l’eau salée parachèveront l’œuvre de Sylvain et de son équipe. Les soins donnés pendant l’affinage développent la croûte fleurie et les arômes du Saint-Nectaire.
« Un fromage réussi possède une croûte écrue, parfois orangée, des côtés détalonnés c’est-à-dire un peu bombés, et une pâte légèrement jaune, brillante et souple, de texture fondante, dotée de quelques petits trous ». Quant au goût ? Il est doux, un peu crémeux. « Ce goût inimitable du Saint-Nectaire ! » s’enthousiasme Sylvain. « Je suis fier de mon produit, de mes équipes. De ce travail collectif pour créer un Saint-Nectaire de 21 cm de diamètre et de cette qualité ! ».






